Dans le panthéon foisonnant des comics, certaines œuvres se distinguent par leur capacité à dynamiter les conventions. The Pro est de celles-ci. Loin des récits épiques et des héros vertueux, ce one-shot audacieux plonge le lecteur dans une réalité crue, celle d’une prostituée de New York qui, du jour au lendemain, se voit dotée de super-pouvoirs. Recrutée par une ligue de justiciers qui parodie ouvertement les plus grandes icônes du genre, elle expose avec une vulgarité décomplexée l’hypocrisie et l’impuissance d’un monde super-héroïque déconnecté des réalités. Une satire mordante qui, sous ses dehors outranciers, offre une réflexion percutante sur la nature même de l’héroïsme dans une société en crise.
Présentation de The Pro : un comics trash et parodique
Un concept audacieux et subversif
L’histoire de The Pro débute de la manière la plus improbable qui soit. Le personnage principal, une prostituée et mère célibataire luttant pour joindre les deux bouts, est choisie par un extraterrestre voyeur pour devenir le réceptacle de pouvoirs cosmiques. Cette nouvelle condition de surhumaine ne change cependant rien à sa personnalité brute et à ses préoccupations terre à terre. Sa première utilisation de ses nouvelles capacités n’est pas de sauver le monde, mais de venir en aide à ses collègues face à un client violent et de monnayer ses services d’une manière inédite. Ce postulat de départ pose les bases d’un récit qui refuse tout idéalisme pour s’ancrer dans un réalisme social décapant.
La Ligue de l’Honneur : une caricature acerbe
L’acquisition de ses pouvoirs attire rapidement l’attention de la Ligue de l’Honneur, un pastiche à peine voilé de la célèbre Justice League. Chaque membre est une version déformée et pathétique des archétypes que le public connaît bien. L’équipe est composée de figures aussi grandiloquentes qu’inefficaces, dont les préoccupations morales semblent bien loin des véritables problèmes du quotidien. L’intégration de la nouvelle héroïne au sein de ce groupe crée un choc des cultures explosif, où son pragmatisme et son langage fleuri se heurtent à la bien-pensance de ses coéquipiers. La ligue comprend notamment :
- Le Saint : une version de Superman, pieux, moralisateur et totalement déconnecté de la nature humaine.
- Le Chevalier et l’Écuyer : un duo rappelant Batman et Robin, dont la dynamique est empreinte d’une tension psychologique malsaine.
- La Dame : une caricature de Wonder Woman, présentée comme une guerrière prude et naïve.
Un univers visuel percutant
Le ton satirique du scénario est magnifiquement servi par un dessin expressif et provocateur. Le style graphique d’Amanda Conner accentue le côté trash et outrancier de l’œuvre. Les personnages sont dotés d’expressions faciales exagérées qui soulignent le comique des situations, tandis que la violence et la nudité sont dépeintes sans faux-semblants. Un autre élément distinctif est le lettrage, réalisé manuellement, qui confère aux planches un aspect brut et artisanal, renforçant l’impression d’une œuvre qui refuse de se plier aux standards lissés de l’industrie.
Cette approche narrative et visuelle sans concession fait de ce comics une œuvre singulière, dont la paternité revient à un auteur connu pour son goût de la provocation et sa critique acerbe du genre super-héroïque.
Garth Ennis : maître de la satire super-héroïque
Le style Ennis : entre cynisme et humanité
L’auteur de The Pro, Garth Ennis, n’en est pas à son coup d’essai. Connu pour des séries cultes comme Preacher ou The Boys, il a bâti sa réputation sur une capacité unique à déconstruire les mythes modernes, en particulier celui du super-héros. Son écriture se caractérise par un humour noir, un cynisme profond et une violence graphique souvent extrême. Pourtant, derrière cette façade provocatrice se cache une véritable exploration de la nature humaine. Ses personnages, même les plus abjects, sont souvent dotés d’une humanité complexe, et ses récits interrogent les notions de pouvoir, de morale et de rédemption.
Une critique de l’Amérique post-11 septembre
Publié peu de temps après les attentats du 11 septembre 2001, The Pro est profondément ancré dans le contexte de son époque. Le comics utilise la figure de la super-prostituée pour poser une question dérangeante : à quoi servent les super-héros dans un monde confronté à des tragédies réelles ? La Ligue de l’Honneur est dépeinte comme une institution obsolète, incapable de répondre à l’angoisse et au pessimisme qui ont saisi l’Amérique. Le récit reflète une désillusion palpable, suggérant que les sauveurs en cape sont une fantaisie inutile face à la complexité et à la brutalité du monde réel.
La collaboration avec Amanda Conner
Le succès et l’impact de The Pro doivent beaucoup à l’alchimie entre le scénario d’Ennis et le dessin d’Amanda Conner. L’artiste a su capter l’essence du script, en naviguant avec brio entre la comédie grotesque, la satire sociale et les rares moments d’émotion. Son trait dynamique et sa maîtrise des expressions faciales donnent vie à des personnages mémorables, et sa capacité à illustrer des scènes explicites sans jamais tomber dans la gratuité pure est essentielle à l’équilibre de l’œuvre. Cette collaboration a permis de créer un comics qui est à la fois hilarant et profondément dérangeant.
C’est précisément ce personnage principal, si éloigné des standards, qui incarne le cœur de la critique formulée par les auteurs, en se confrontant directement aux stéréotypes les plus ancrés.
Une super-prostituée face aux stéréotypes traditionnels
Le choc des cultures : Catin-woman contre les icônes
L’héroïne, parfois surnommée ironiquement “catin-woman”, est l’antithèse absolue de l’héroïne de comics traditionnelle. Elle ne se bat pas pour la justice ou un idéal abstrait, mais pour sa propre survie et celle de son fils. Son langage est cru, ses méthodes expéditives et sa morale, flexible. Lorsqu’elle est confrontée aux membres de la Ligue de l’Honneur, ses réactions sont un miroir de celles du lecteur moyen : elle trouve leurs discours pompeux ridicules, leurs costumes absurdes et leur déconnexion du monde exaspérante. Ce décalage permanent est la source principale de l’humour noir du récit.
La déconstruction du mythe maternel et féminin
Le personnage principal remet en cause les représentations classiques de la femme et de la mère dans la culture populaire. Elle n’est ni une sainte ni une victime. C’est une femme qui assume son métier, ses désirs et ses failles. Sa maternité n’est pas idéalisée ; elle aime son enfant mais peine à s’en occuper, jonglant entre son travail et ses nouvelles responsabilités de super-héroïne. En refusant de se conformer à un quelconque modèle, elle offre une représentation féminine complexe et subversive, loin des clichés habituels du genre.
Un langage sans filtre
L’un des outils les plus efficaces de la satire dans The Pro est le dialogue. Le langage ordurier de la protagoniste tranche radicalement avec le ton solennel et les phrases toutes faites des super-héros traditionnels. Chaque insulte, chaque remarque cynique est une attaque directe contre le vernis de respectabilité du genre. Ce parler vrai, bien que vulgaire, la rend paradoxalement plus authentique et plus proche du lecteur que les parangons de vertu qu’elle côtoie.
Cette opposition frontale entre la protagoniste et la Ligue de l’Honneur permet au comics de remettre en question les fondements mêmes de ce que représente une équipe comme la Justice League.
Comment The Pro défie les codes de la Justice League
La moralité en question
Le récit oppose deux systèmes de valeurs. D’un côté, la morale absolutiste de la Ligue, basée sur des principes de bien et de mal clairement définis. De l’autre, le pragmatisme de la prostituée, dont les actions sont dictées par la nécessité et la loyauté envers les siens. Le comics suggère que la véritable moralité ne se trouve pas dans les grands discours, mais dans les actes concrets. En sauvant ses amies ou en protégeant son quartier, l’héroïne fait preuve de plus d’héroïsme que les membres de la Ligue, paralysés par leurs propres règles.
Inutilité et impuissance des surhommes
La critique la plus virulente du comics vise l’inefficacité des super-héros face aux menaces du monde réel. Le récit les montre incapables d’empêcher les tragédies et plus préoccupés par leur image publique que par leur mission. Cette impuissance est mise en exergue par le contexte post-11 septembre, où la question de leur utilité devient centrale. Le tableau ci-dessous résume cette opposition :
| Aspect | La Ligue de l’Honneur | La “Pro” |
|---|---|---|
| Motivation | Défendre un idéal abstrait de justice | Assurer sa survie et celle de ses proches |
| Méthodes | Respect des règles, non-violence (en théorie) | Violence, pragmatisme, intimidation |
| Efficacité | Limitée, souvent paralysée par la bureaucratie | Directe et efficace à une échelle locale |
| Rapport au réel | Déconnectée, vit dans une tour d’ivoire | Ancrée dans la réalité de la rue |
Le sacrifice ultime : une rédemption inattendue
Le point culminant de l’histoire voit l’héroïne accomplir l’acte héroïque que personne n’attendait d’elle. Face à une menace nucléaire sur New York, alors que la Ligue de l’Honneur se révèle totalement incompétente, c’est elle qui se sacrifie pour sauver des millions de vies. Cet acte final est une rédemption poignante et la critique ultime du système super-héroïque : la personne la plus méprisée et la moins “héroïque” selon leurs standards se révèle être la seule véritable sauveuse.
Le potentiel narratif et la force de ce personnage n’ont pas échappé à l’industrie du cinéma, qui a rapidement manifesté son intérêt pour une adaptation.
De la page à l’écran : vers une adaptation cinématographique
Un projet d’adaptation annoncé
L’originalité et le succès critique de The Pro ont logiquement attiré l’attention d’Hollywood. Les droits d’adaptation cinématographique ont été acquis par Paramount Pictures, une annonce qui a suscité un vif intérêt chez les amateurs du comics. La perspective de voir cette histoire irrévérencieuse transposée sur grand écran a alimenté de nombreuses spéculations, notamment sur le choix de l’actrice principale et sur la manière de conserver le ton si particulier de l’œuvre originale.
Les défis de la transposition
Adapter The Pro au cinéma représente un défi de taille. Le principal obstacle réside dans la nature même du matériau : comment traduire son humour trash, sa violence explicite et sa critique sociale acerbe sans l’édulcorer pour un public plus large ? Le projet nécessiterait une classification “R-rated” (interdit aux moins de 17 ans non accompagnés aux États-Unis) pour ne pas trahir l’esprit du comics. De plus, trouver le bon équilibre entre la comédie outrancière et le sous-texte dramatique serait crucial pour la réussite du film.
L’état actuel du projet
Malgré l’acquisition des droits et l’enthousiasme initial, le projet d’adaptation semble être au point mort depuis plusieurs années. Aucune annonce significative concernant le casting, la réalisation ou un calendrier de production n’a été faite. Comme de nombreux projets d’adaptation audacieux à Hollywood, celui de The Pro reste pour l’instant dans les limbes du “development hell”, laissant les fans dans l’incertitude quant à sa concrétisation future.
Qu’il soit un jour adapté ou non, le comics a déjà laissé une empreinte durable sur le paysage de la bande dessinée grâce à son ton unique et à la réception qu’il a suscitée.
Réception critique et impact culturel de The Pro
Un accueil controversé mais marquant
Dès sa sortie, The Pro a divisé la critique et les lecteurs. Certains ont applaudi son audace, son humour décapant et la pertinence de sa satire, le considérant comme un antidote rafraîchissant à la monotonie du genre super-héroïque. D’autres, au contraire, ont été rebutés par sa vulgarité et sa violence, y voyant une provocation gratuite. Cette controverse a cependant contribué à forger son statut d’œuvre culte, un incontournable pour quiconque s’intéresse à la déconstruction des super-héros.
Influence sur le genre super-héroïque
Bien que moins connu du grand public que des œuvres comme Watchmen ou The Boys, The Pro s’inscrit pleinement dans ce courant de déconstruction. Il a contribué à repousser les limites de ce qui était acceptable et possible dans un récit de super-héros. En choisissant une protagoniste aussi radicalement anti-conventionnelle, les auteurs ont ouvert la voie à des récits plus matures, plus cyniques et plus ancrés dans la réalité sociale, influençant de nombreux créateurs par la suite.
Un miroir de son époque
Avec le recul, The Pro apparaît comme un témoignage puissant de l’état d’esprit d’une Amérique traumatisée au début des années 2000. Il capture parfaitement le cynisme, l’anxiété et la remise en question des symboles traditionnels qui ont marqué la période post-11 septembre. Le comics n’est pas seulement une parodie ; c’est le reflet d’une société qui a perdu foi en ses héros et qui cherche de nouvelles figures, même imparfaites, auxquelles se raccrocher.
Au-delà de sa provocation de surface, The Pro s’impose comme une œuvre satirique majeure. En mettant en scène une anti-héroïne inoubliable, le comics ne se contente pas de parodier les super-héros ; il interroge leur pertinence dans un monde complexe et désenchanté. C’est une critique sociale féroce et une réflexion sur l’héroïsme, prouvant que celui-ci peut surgir des endroits les plus inattendus, bien loin des icônes lisses et parfaites de la culture populaire.

