Il y a des films qui vous prennent par la manche sans crier gare. “Rapaces” fait partie de ceux-là. Dès les premières images, quelque chose vous agrippe. Pas une poursuite, pas un flingue en l’air. Juste un journaliste, un blouson fatigué, un regard qui en a vu d’autres. Et un malaise qui monte lentement, comme une rumeur qu’on n’ose pas écouter.
Un polar qui sent le cuir usé et les sandwichs d’aire d’autoroute
On suit Samuel. Un vieux de la vieille du journalisme à sensations, avec l’élégance fatiguée de ceux qui ont trop fouillé dans les poubelles de l’actualité. Son journal ? Un canard à scandale qui adore les faits divers saignants. Samuel a le flair, les nerfs et ce détachement étrange des gens qui n’ont plus le temps de douter. Mais sa fille Ava débarque dans son quotidien. Elle a 18 ans à peine et fait un stage dans son journal. Et sans qu’il le sache, elle veut plus qu’un stage : elle veut renouer.
Le décor est planté. Un duo père-fille, deux générations, deux regards. Et une enquête qui va faire basculer leur lien fragile dans l’inconnu.
Une enquête noire comme la nuit, entre Grenoble et Chambéry
Tout démarre avec un corps. Celui d’une jeune fille retrouvée dans un champ, défigurée à l’acide. Une affaire sale, violente, presque indicible. Samuel sent l’odeur du scoop. Il embarque Ava et part sur les routes, direction la scène de crime. Ils roulent, dorment dans des hôtels un peu miteux, mangent des sandwichs fades sur des parkings déserts. Et filent, encore et encore, les pistes et les gens.
Ava observe. Samuel fouille. Et peu à peu, une dynamique étrange s’installe. Elle l’étudie comme on observe un animal rare. Lui, toujours aussi roublard, se faufile entre les silences des familles endeuillées. Une scène avec le père de la victime glace le sang : tension palpable, pudeur déchirée, et un homme qui finit par tout déballer entre deux hoquets de douleur.
Qui sont les vrais rapaces ?
Le film ne lâche jamais cette question. Il la distille, lentement. Est-ce celui qui tue ? Celui qui enquête ? Ou celui qui lit le récit, avide de frissons ? Peter Dourountzis, le réalisateur, ne répond jamais. Il pose. Il suggère. Il laisse le spectateur dans un inconfort salutaire.
La mise en scène refuse l’esbroufe. Pas de gros effets. Pas de musique dramatique à tout bout de champ. Juste une tension sourde, constante. Comme une corde qu’on tend lentement jusqu’à la rupture.
Entre filatures nocturnes et silences lourds
Il y a dans “Rapaces” une ambiance presque fantomatique. Les rues sont grises, les visages fatigués, les regards fuyants. Les scènes de filature sont de petites merveilles de retenue : pas un mot de trop, juste le bruit d’un moteur au ralenti, d’un clignotant dans la nuit.
Et puis cette séquence dans un restoroute… Une masterclass. Un huis clos sans cris. Des regards, des sous-entendus, une tension qu’on sent physiquement. Comme si chaque mot pouvait faire basculer la scène dans le chaos. Le film atteint là un sommet.
La relation père-fille, une ligne brisée
On sent que le cœur du film bat là. Dans cette tentative maladroite, parfois bancale, de se retrouver. Ava et Samuel ne se connaissent pas. Ou plus. Ils se jaugent, se testent, s’apprivoisent. Mais le scénario n’en fait jamais des caricatures. Pas de grandes réconciliations. Juste des gestes, des regards, des non-dits qui font parfois plus que des dialogues.
C’est d’ailleurs dans ce traitement pudique que le film touche juste. Il aurait pu en faire des caisses. Il choisit la sobriété.
Une enquête en marge, un homme à la dérive
Samuel, à mesure qu’il creuse, découvre une autre affaire. Un autre meurtre. Même mode opératoire. Une piste que sa rédaction snobe, trop occupée à vendre du sensationnel. Lui continue, seul. C’est un homme à la marge, en colère, usé. Mais aussi profondément humain.
Et c’est là toute la force du film : il ne juge pas. Il montre. Il rend les monstres humains, et les humains parfois monstrueux. Il ne hurle pas sa vérité. Il chuchote des doutes.
Un casting sobre et précis, sans fausse note
Sami Bouajila est incroyable. Tout en retenue. Son jeu, sec et nerveux, dit mille choses sans en dire une seule. Mallory Wanecque, elle, a cette présence brute, presque fragile, qui crève l’écran. Jean-Pierre Darroussin apporte une touche de chaleur désabusée. Et même les rôles secondaires sonnent juste.
Pas de star-système ici. Juste des comédiens au service d’une histoire, d’une ambiance.
Les faiblesses ? Oui, il y en a
Le film prend son temps. Parfois un peu trop. La première partie patauge un peu. Ava est envoyée sur une fausse piste, un dossier secondaire. On décroche un instant. On attend que ça démarre vraiment. Et puis il y a la fin… Trop rapide. Comme si le film, après avoir si bien construit sa tension, ne savait plus comment l’achever. Ça manque d’un dernier coup de griffe.
Mais est-ce grave ? Pas tant que ça. Car l’essentiel est ailleurs. Dans ce qu’il provoque. Ce qu’il suggère. Ce qu’il laisse derrière lui, comme un écho un peu dérangeant.
Un polar social à la française, sans fard ni costume
“Rapaces” s’inscrit dans la lignée de ces films qui parlent du réel sans le déguiser. On pense à “La Nuit du 12”, à “Une affaire d’État”. Pas de glamour. Juste la rugosité du quotidien. Des visages fatigués, des vies cabossées, et la violence qui rôde.
Et cette question, encore : qu’est-ce qu’on regarde, vraiment ? Un crime ? Un fait divers ? Ou notre propre fascination pour la noirceur ?
“Rapaces” ne donne pas de leçon. Il tend un miroir. À chacun d’y voir ce qu’il veut. Ou ce qu’il redoute.