Imagine un ciel noir de cendres, une forteresse en feu, et un vieux roi perdu dans les brumes de sa mémoire. Bienvenue dans Ran, le chef-d’œuvre d’Akira Kurosawa, un ouragan de couleurs et de silences, aussi majestueux que cruel.
Un empire divisé, une famille brisée
On est au Japon, au XVIe siècle. Le vieux seigneur Hidetora Ichimonji décide de passer la main. Il partage son royaume entre ses trois fils : Taro, Jiro, Saburo. Geste noble ? Peut-être. Erreur fatale ? Certainement.
Ce qui devait être une passation paisible tourne vite au carnage. Les alliances volent en éclats, les trahisons s’enchaînent, et Hidetora se retrouve piégé dans sa propre tragédie. Comme si, en cédant sa couronne, il ouvrait grand les portes de l’enfer.
Des armées en mouvement, des âmes à nu
Chaque scène est pensée comme un tableau. Rien n’est laissé au hasard. Des cavaliers traversent les plaines comme des flèches noires. Les châteaux s’embrasent, les visages se figent dans la douleur ou la folie. On ne regarde pas Ran, on le traverse. Parfois même, on s’y perd.
Et puis il y a les silences. Ces silences lourds, tendus, qui en disent plus qu’une centaine de dialogues. Kurosawa manie le vide comme un sabre. Il coupe net, tranche les illusions, laisse le spectateur face à la violence nue des ambitions humaines.
Couleurs vives, ténèbres profondes
Ran, c’est un choc visuel. Les rouges flamboyants, les bleus tranchants, les jaunes presque douloureux. Les armures brillent autant que les larmes. La lumière sculpte les visages autant que les paysages. C’est une peinture mouvante, un art de la composition qui explose à chaque plan.
Et ce n’est pas que beau. C’est oppressant. Hypnotique. Comme si la beauté elle-même devenait une arme, un piège. Kurosawa filme la guerre comme une cérémonie, élégante et barbare à la fois.
Un roi en chute libre
Impossible de détourner les yeux de Hidetora. Vieillard autrefois tout-puissant, il bascule lentement dans la démence. Il erre dans les montagnes, maquillé comme un spectre, regard vide, souffle court. Ce n’est plus un homme, c’est une légende en train de s’effondrer.
Mais le film ne juge jamais. Il accompagne. Il montre la vieillesse comme une tragédie intime, une lente perte de repères, un cri étouffé sous le poids des regrets. Et dans ce cri, tout le monde peut se reconnaître.
Shakespeare en kimono ?
Oui, Ran est librement inspiré du Roi Lear. Mais ici, pas de lande anglaise ni de cour royale feutrée. Tout est décuplé. Le drame devient épopée. Le théâtre devient champ de bataille. Et chaque personnage, qu’il soit prince, traître ou fou, joue sa partition avec une intensité brutale.
Il ne s’agit pas de réciter Shakespeare. Il s’agit de l’incarner, de le brûler, de le hurler. En japonais, en armure, en furie.
Un film de guerre sans héros
Ne cherche pas de morale. Ne cherche pas de héros. Ran ne te donnera pas ça. Il te tend un miroir : voilà ce que l’ambition fait aux hommes. Voilà ce que le pouvoir détruit. Et voilà ce qu’il reste quand la poussière retombe : des ruines, des fantômes, un souffle glacé.
Mais malgré toute cette noirceur, une étrange lumière subsiste. Une forme de beauté triste. Un appel à l’humilité. Comme un vieux chant de guerre murmuré au coin d’un feu éteint.
Et aujourd’hui, pourquoi le revoir ?
Parce qu’il n’a pas vieilli. Parce que chaque plan te prend à la gorge. Parce qu’aucun blockbuster ne te fera ressentir autant de vertige. Et parce qu’au fond, Ran, c’est l’histoire de toutes les familles, de tous les pères, de tous les fils, de toutes les colères mal digérées.
C’est une fresque. Une gifle. Une leçon de cinéma. Et un adieu magnifique à un monde qui s’écroule, en beauté et en fracas.
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Ran [Édition Collector-4K Ultra HD + Blu-Ray]Au XVIe siècle, le seigneur Hidetora décide de se retirer et de partager son domaine entre ses trois fils, Taro, Jiro et Saburo. Cette annonce déclenche une lutte de pouvoir entre les frères. Hidetora se laisse duper par la flagornerie des ainés et bannit le benjamin, trop prompt à dire la vérité. Trahi de toute part, excepté par le plus jeune, Hidetora sombre dans la folie, son royaume dans la destruction, sa famille dans le chaos…42,50 €