Sur le papier, Here avait tout du projet excitant.
Le retour de Robert Zemeckis à un dispositif ultra audacieux, l’adaptation d’une bande dessinée culte et révolutionnaire, un duo d’acteurs iconiques qu’on ne présente plus… et cette promesse folle : raconter la vie d’un lieu à travers les siècles, depuis un seul et unique point de vue fixe. Bref, le genre de pari qui fait briller les yeux des cinéphiles.
Sauf qu’après les premières projections, notamment à l’AFI Fest, le verdict est tombé : fascinant sur le plan conceptuel, mais froid, décousu, et émotionnellement à côté de la plaque
Alors, qu’est-ce qui s’est passé entre l’idée brillante et le film qui laisse tant de spectateurs sur le carreau ?
Adapter « Here » : un défi de mise en scène quasi impossible
Une BD culte… et casse-gueule à transposer
À la base, Here est une bande dessinée de Richard McGuire devenue culte pour une bonne raison : elle dynamite la narration classique.
Une seule case, toujours cadrée au même endroit – le coin d’une pièce – dans laquelle viennent se superposer des fragments de temps différents. Une année, puis une autre, puis un siècle encore ailleurs. Passé, présent, futur cohabitent littéralement dans le même cadre.
Transposer ça au cinéma, ce n’est pas juste “adapter une BD”. C’est s’attaquer à un concept graphique et temporel radical. Zemeckis décide de rester fidèle au principe :
la caméra ne bougera jamais. Un seul angle, témoin immobile des siècles qui défilent.
Sur le papier, c’est brillant.
En pratique, c’est aussi prendre le risque de figer le cinéma lui-même.
Un plan fixe pour traverser le temps
Le dispositif est simple à résumer, moins simple à faire vivre :
imaginez une caméra plantée dans le coin d’un salon. Elle ne panote pas, ne zoome pas, ne suit personne. Elle est là, point.
Devant elle défilent :
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une maison coloniale,
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un intérieur des années 50,
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un salon surchargé des années 70,
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un futur aseptisé,
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voire même, avant tout ça, un paysage préhistorique.
Les siècles s’empilent, se répondent, se chevauchent parfois.
Le film use d’effets visuels sophistiqués pour faire cohabiter plusieurs époques dans le même cadre : on peut presque voir un personnage du passé “croiser” un habitant du futur au même endroit.
Il y a des moments de poésie visuelle évidente.
Mais ce choix impose aussi une distance énorme : le spectateur reste coincé dans la position d’un observateur extérieur, qui regarde un diorama historique plus qu’il ne vit une histoire.
Un duo d’acteurs mythiques… au service d’un dispositif trop rigide
Pour donner chair à un concept aussi abstrait, Zemeckis s’appuie sur un casting de luxe : un duo d’acteurs légendaires, déjà réunis dans le passé, dont la complicité à l’écran est presque un patrimoine émotionnel commun.
L’idée est claire :
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faire de ce couple un fil rouge,
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les suivre à différents âges de leur vie,
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utiliser la technologie de rajeunissement numérique et de performance capture pour traverser les décennies sans changer de visages.
Sur le papier, encore une fois, le plan se tient.
Sauf que…
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les scènes sont courtes,
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les vies sont morcelées,
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les personnages entrent et sortent du cadre comme des silhouettes de passage.
Résultat : même avec des interprètes au sommet de leur métier, on reste sur la sensation de rôles esquissés, de fragments d’existence qui ne prennent jamais vraiment corps.
Les acteurs font le job, et même plus.
Mais quand le récit ne leur laisse pas le temps d’exister, la performance se transforme en exercice de style plutôt qu’en incarnation.
Un concept brillant… qui écrase l’histoire
Entre théâtre filmé et attraction Disney
Les critiques n’ont pas mis longtemps à trouver des points de comparaison :
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l’aspect fixe du cadre, le lieu unique, rappellent le théâtre filmé, où la caméra observe une scène sans jamais la quitter.
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l’idée d’un même décor traversé par différentes époques évoque aussi des attractions type “Carousel of Progress”de Disney : une sorte de manège historique où une famille évolue au fil des décennies.
Le problème, c’est que le film semble rester coincé entre ces références :
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trop figé et démonstratif pour être du vrai cinéma incarné,
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trop cérébral pour être une attraction purement spectaculaire,
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pas assez sensible pour embarquer émotionnellement.
On admire parfois, on regarde souvent… mais on ressent peu.
Quand la forme prend le dessus sur l’émotion
Le principal reproche revient en boucle : Here donne l’impression d’être obsédé par son concept.
Tout tourne autour de :
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l’idée du plan fixe,
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la prouesse technique,
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la superposition des époques.
En face, l’histoire semble reléguée au second plan :
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pas de vrai fil conducteur émotionnel sur la durée,
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des personnages attrapés au vol, dont on ne sait quasiment rien,
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des micro-séquences qui ne construisent pas de courbe dramatique forte.
On passe d’une époque à l’autre comme on zapperait des chaînes : intéressé par moment, indifférent à d’autres, sans avoir vraiment le temps de s’attacher.
Là où la BD jouait sur la suggestion et la participation du lecteur, le film, lui, multiplie les vignettes au point de créer une sensation de zapping permanent, fatigant plus que stimulant.
Des effets spéciaux bluffants… et pourtant gênants
La “magie numérique” qui sort du film
Zemeckis aime la technologie, ce n’est un secret pour personne.
Performance capture, rajeunissement numérique, effets visuels ambitieux : tout est là, et parfois, c’est objectivement impressionnant.
Voir les mêmes acteurs traverser les âges, vieillir, rajeunir, changer d’époque sans quitter le cadre : sur le plan technique, Here coche toutes les cases de la démonstration.
Mais cette débauche de technologie a un coût :
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certains plans plongent directement dans la vallée de l’étrange,
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les visages semblent parfois trop lissés, trop artificiels,
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l’œil repère instinctivement le trucage et décroche.
Au lieu de nous rapprocher des personnages, cet arsenal numérique crée une barrière supplémentaire. On regarde la prouesse plus que la personne. Et dans un film qui peine déjà à nous accrocher émotionnellement, c’est un handicap de plus.
Des acteurs prisonniers du dispositif
Ce qui frappe, c’est ce paradoxe :
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les acteurs sont parfaitement dirigés techniquement : gestes calibrés, émotions lisibles, professionnalisme total ;
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mais leurs personnages paraissent désincarnés, presque abstraits.
Pourquoi ?
Parce que tout, autour d’eux, fonctionne comme une sorte de cage :
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plan fixe,
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durée limitée des scènes,
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écriture très fragmentée,
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contraintes numériques.
On sent des interprètes de haut niveau coincés dans un récit qui leur donne trop peu de matière pour créer une trajectoire émotive. Le résultat, c’est une impression de jeu “juste”, mais jamais bouleversant.
Une expérience de spectateur frustrante : intrigué, mais rarement touché
Un film qui fascine… avant de lasser
Soyons honnêtes : dans ses premières minutes, Here a quelque chose de vraiment intrigant.
Le spectateur découvre :
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le dispositif,
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les sauts temporels,
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les transitions entre les époques,
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la façon dont un même lieu peut cristalliser des fragments d’humanité.
On se prend au jeu, on essaie de repérer les liens, de comprendre qui est qui, comment tout va se relier. L’intelligence est sollicitée, la curiosité est en éveil.
Mais à force de répétition :
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le rythme se fait inégal,
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certains passages semblent n’être là que pour démontrer le concept,
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on ressent progressivement une forme de fatigue.
L’originalité de la forme ne suffit pas à masquer un fond qui, lui, peine à décoller.
Le grand rendez-vous manqué avec l’émotion
Le verdict le plus dur, au fond, est là : Here ambitionne de raconter l’humanité dans un salon, les vies qui se succèdent, les joies, les drames, les petites scènes du quotidien… mais échoue à nous émouvoir durablement.
Tout va trop vite, trop en surface :
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les personnages ne restent pas assez longtemps pour qu’on se sente concerné,
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les drames sont effleurés, les bonheurs esquissés,
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le spectateur reste au seuil, témoin poli plutôt qu’invité véritable.
Le concept de départ – un lieu comme témoin de nos vies – est pourtant magnifique. On sent constamment ce qu’aurait pu être le film : un concentré d’émotions, une sorte de fresque intime à hauteur de salon.
Mais ce potentiel reste, en grande partie, théorique.
Et maintenant, que reste-t-il à Zemeckis ?
L’expérimentation à bout de souffle ?
Here s’inscrit dans une série de films où Zemeckis semble chercher, film après film, un nouveau terrain de jeu technologique :
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performance capture,
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3D,
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rajeunissement numérique,
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dispositifs formels radicaux.
On retrouve toujours cette envie de repousser les limites du médium.
C’est ce qui a fait sa grandeur à une époque : réussir à marier innovation visuelle et narration populaire, comme dans Retour vers le futur, Forrest Gump ou Contact.
Ici, le curseur semble bloqué côté technologie, tandis que la narration s’étiole. Here ressemble presque à un film-manifeste de cette dérive : un concept visuel extrêmement travaillé, mais une histoire qui peine à exister à la hauteur de l’ambition.
Retour à l’humain ou persévérance formelle ?
La vraie question, après un accueil aussi froid, c’est :
quel virage Zemeckis va-t-il prendre ?
Deux routes se dessinent :
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soit il entend le message : la technologie doit redevenir un outil au service de l’émotion, pas l’inverse ;
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soit il poursuit cette logique d’expérimentation pure, au risque de s’éloigner encore plus du grand public et de ce qui faisait battre le cœur de son cinéma.
On ne parle pas ici d’un réalisateur quelconque, mais de quelqu’un qui a, objectivement, marqué l’histoire du cinéma populaire. C’est peut-être aussi pour ça que la déception autour de Here est si forte : on ne juge pas juste un film, on ressent la nostalgie d’un cinéma plus équilibré, où le concept venait servir l’histoire, pas la remplacer.
En conclusion (même si tu n’en as pas demandé)
Here, c’est un peu la démonstration parfaite qu’au cinéma, une idée brillante ne suffit pas.
Le film aligne :
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un concept radical,
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une adaptation prestigieuse,
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un casting cinq étoiles,
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une ambition technique assumée.
Et pourtant, l’ensemble laisse un goût d’expérience incomplète : intellectuellement stimulante par moments, émotionnellement distante presque tout du long.
On ressort avec une impression étrange : avoir vu un laboratoire de cinéma, plus qu’un film vivant.
Un bel exercice, oui. Mais venant de Zemeckis, on espère encore autre chose : ce moment où la magie visuelle et la vibration humaine se rejoignent enfin, dans la même pièce, au même endroit… ici.


