Présenté en compétition au festival de Cannes, le dernier film de Todd Haynes, “May December”, se dévoile comme une œuvre aussi fascinante que dérangeante. Porté par un duo d’actrices au sommet de leur art, le long-métrage dissèque avec une ironie mordante les mécanismes de la création artistique, le voyeurisme médiatique et la frontière ténue entre la vérité et sa représentation. En s’inspirant d’un fait divers sulfureux qui a secoué l’Amérique, le réalisateur orchestre un ballet troublant où les faux-semblants et la manipulation règnent en maîtres, interrogeant la nature même du jeu et de la réalité.
Natalie Portman et Julianne Moore : duo exceptionnel
Un face-à-face magistral
Le cœur de “May December” réside dans la confrontation psychologique entre ses deux protagonistes. D’un côté, Gracie Atherton-Yoo, interprétée par une Julianne Moore tout en ambiguïté, une femme au passé scandaleux qui semble s’être construit une vie de famille parfaite en guise de forteresse. De l’autre, Elizabeth Berry, jouée par une Natalie Portman incisive, une actrice célèbre venue s’immerger dans le quotidien de Gracie pour préparer un rôle. Ce face-à-face est un jeu de miroirs constant, une lutte de pouvoir feutrée où chaque silence, chaque regard, est lourd de sens. La tension est palpable, nourrie par une rivalité qui ne dit jamais son nom mais qui contamine chaque scène.
La performance de Natalie Portman
Natalie Portman livre une composition d’une intelligence redoutable. Son personnage d’actrice est à la fois prédateur et fragile. Elle observe, imite, dissèque son sujet avec une précision clinique. On la voit travailler la gestuelle de Gracie, son zézaiement presque enfantin, sa façon de se tenir. Mais derrière cette quête de “vérité” artistique se cache une ambition dévorante. Elizabeth n’hésite pas à franchir toutes les limites éthiques pour s’approprier l’histoire de Gracie, révélant la vacuité et le vampirisme qui peuvent parfois caractériser le métier d’acteur. Sa performance est une mise en abîme brillante du jeu lui-même.
Julianne Moore en Gracie Atherton-Yoo
Face à elle, Julianne Moore est impériale. Son personnage de Gracie est un mystère permanent. Est-elle une victime naïve, piégée dans un déni perpétuel, ou une manipulatrice hors pair qui a orchestré sa vie pour servir son propre récit ? L’actrice navigue avec une subtilité déconcertante entre ces deux pôles. Sa fragilité apparente, ses larmes soudaines et ses sourires forcés cachent une volonté de fer. Elle joue un rôle, celui de la femme au foyer épanouie, et Moore nous fait sentir à chaque instant le coût de cette performance quotidienne.
La puissance de ce duel d’actrices repose sur le socle d’une histoire qui, elle-même, flirte avec l’impensable, puisée directement dans les annales des faits divers américains.
L’histoire vraie derrière “May December”
Le fait divers qui a inspiré le film
Le scénario s’inspire librement d’une affaire qui a défrayé la chronique aux États-Unis dans les années 1990. Il s’agissait de l’histoire d’une enseignante trentenaire qui a entamé une relation amoureuse avec son élève âgé de seulement douze ans. L’affaire a conduit à sa condamnation et à son incarcération. À sa sortie de prison, contre toute attente, ils se sont mariés et ont fondé une famille. Le film transpose ce scandale dans la ville fictive de Savannah, vingt ans après les faits, au moment où leur équilibre précaire est menacé par l’arrivée de l’actrice.
De la réalité à la fiction
Todd Haynes ne cherche pas à réaliser un biopic ou un documentaire. Le fait divers n’est qu’un point de départ, un prétexte pour explorer des thèmes qui lui sont chers. Le film se concentre moins sur le scandale passé que sur ses répercussions présentes et, surtout, sur la manière dont une histoire est racontée, transformée, et finalement consommée par le public et par l’industrie du spectacle. L’intérêt n’est pas de juger les personnages, mais d’observer comment la fiction vient contaminer et réécrire leur réalité. Le tableau ci-dessous met en lumière les parallèles et les libertés prises par le film.
| Élément du fait divers réel | Adaptation dans “May December” |
|---|---|
| Relation entre une enseignante et son élève de 12 ans | Relation entre Gracie (adulte) et Joe (13 ans) dans une animalerie |
| Scandale médiatique et procès très suivis | Évoqué comme un traumatisme passé, source de la notoriété de Gracie |
| Mariage et vie de famille après la prison | Point de départ du film, vingt ans plus tard, avec trois enfants |
| Fascination continue des tabloïds | Matérialisée par le projet de film et la présence de l’actrice Elizabeth |
Cette approche, qui consiste à observer un drame à travers le prisme déformant du cinéma, est une véritable signature du réalisateur, portée par une esthétique très personnelle.
La mise en scène unique de Todd Haynes
Un style inspiré du mélodrame
Fidèle à son amour pour le mélodrame hollywoodien des années 50, et notamment pour le cinéma de Douglas Sirk, Todd Haynes compose une mise en scène d’une élégance formelle redoutable. Il use abondamment de zooms lents et dramatiques qui créent un sentiment d’oppression et de voyeurisme, comme si la caméra cherchait à percer les secrets des personnages. Les cadres sont millimétrés, les intérieurs de la maison cossue de Gracie et Joe sont à la fois impeccables et étouffants, reflétant la façade de perfection que le couple s’efforce de maintenir.
La musique, un personnage à part entière
La bande originale joue un rôle crucial dans la tonalité du film. Haynes a réutilisé et fait réorchestrer la partition de Michel Legrand pour le film “Le Messager” de Joseph Losey. La musique, avec ses notes de piano insistantes et ses envolées dramatiques, est volontairement excessive. Elle vient surligner les moments de tension d’une manière presque parodique, créant un décalage ironique avec la banalité apparente de certaines scènes. Ce procédé souligne l’artificialité des situations et la théâtralité des émotions des personnages, nous rappelant constamment que nous sommes face à une représentation.
Cette mise en scène si particulière n’est pas un simple exercice de style ; elle sert admirablement le propos du film sur l’imitation et la performance, incarnées par le personnage d’Elizabeth.
Quand imitation rime avec manipulation : le rôle d’Elizabeth
L’actrice en quête de “vérité”
Elizabeth Berry arrive à Savannah avec un objectif clair : comprendre Gracie pour mieux l’incarner. Sa méthode est immersive. Elle passe du temps avec la famille, pose des questions indiscrètes, lit les vieilles lettres, rencontre les protagonistes de l’affaire. Elle se présente comme une artiste en quête d’authenticité, cherchant à “rendre justice” à son personnage. Mais très vite, cette quête se révèle être un prétexte pour une forme de pillage émotionnel. Elle ne veut pas seulement comprendre, elle veut s’approprier l’expérience de Gracie.
Une imitation qui devient violation
Le processus d’imitation dépasse rapidement le simple cadre professionnel. Elizabeth ne se contente plus d’observer ; elle provoque, elle teste, elle manipule. Elle séduit Joe, le mari de Gracie, pour tenter de comprendre ce qu’il a pu ressentir adolescent. Elle pousse les enfants du couple à questionner leur propre histoire. Son mimétisme devient une forme de violation psychique, une intrusion qui fait voler en éclats le fragile équilibre familial. Elle est le catalyseur qui force les non-dits à remonter à la surface, pour le meilleur et surtout pour le pire.
En poussant la logique de l’imitation jusqu’à la manipulation, le film dresse un portrait au vitriol de l’industrie qu’il représente.
De l’ironie au cynisme : un message critique sur le cinéma
La satire du métier d’acteur
“May December” est une satire féroce du culte de la performance et de l’idéologie de l’acteur “total”. Le film se moque de cette prétention à pouvoir tout comprendre, tout ressentir, tout incarner. La quête de vérité d’Elizabeth est dépeinte comme une démarche narcissique et creuse. Le point culminant de cette critique réside dans une scène où elle répète un monologue face à des étudiants en théâtre : sa performance est techniquement parfaite, mais totalement dénuée de l’émotion qu’elle prétendait chercher. Le message est clair : l’art de l’acteur peut être une coquille vide, une simple technique de surface.
Le spectateur complice
Todd Haynes ne se contente pas de critiquer Hollywood ; il interroge également le spectateur. Pourquoi sommes-nous si fascinés par ces histoires sordides ? Qu’est-ce que notre appétit pour les faits divers et les biopics révèle de nous ?
- Le film nous place dans la même position qu’Elizabeth : celle de l’observateur indiscret.
- Les zooms et la musique dramatique soulignent notre propre voyeurisme.
- En nous faisant rire de situations profondément tragiques, le film nous rend complices de son cynisme.
Cette mise en abîme brillante nous force à réfléchir à notre propre rapport aux images et aux histoires que l’on nous raconte.
Cette critique acerbe du cinéma et de son public s’appuie sur un jeu constant avec les limites de ce qui est montré et de ce qui est vécu.
Les frontières floues entre réalité et fiction
Jouer un rôle dans sa propre vie
Le personnage de Gracie est l’incarnation même de la frontière poreuse entre le réel et la performance. A-t-elle réellement changé ou continue-t-elle de jouer le rôle de la femme amoureuse et fragile pour se protéger et manipuler son entourage ? Le film ne tranche jamais. Sa vie entière semble être une construction, un récit qu’elle se raconte à elle-même et aux autres pour justifier l’injustifiable. Elle est devenue le personnage principal de sa propre fiction, bien avant qu’Elizabeth n’arrive pour en faire un film.
La fiction qui contamine le réel
L’arrivée de l’actrice agit comme un révélateur chimique. En voulant recréer le passé pour les besoins de son film, Elizabeth force les personnages à le revivre. La fiction (le film en préparation) contamine le réel et le fait imploser. Joe, qui n’a jamais vraiment eu d’adolescence, est confronté pour la première fois à la nature de la relation qu’il a eue avec Gracie. La représentation du drame devient plus “réelle” que le souvenir anesthésié que les personnages en avaient gardé, prouvant que la fiction peut avoir un pouvoir dévastateur sur la vie.
“May December” est une œuvre complexe et déstabilisante, un drame psychologique teinté d’humour noir qui laisse le spectateur avec plus de questions que de réponses. À travers le duel au sommet entre Natalie Portman et Julianne Moore, Todd Haynes signe une critique brillante et cynique de l’industrie du spectacle, explorant avec une intelligence rare la façon dont nous jouons tous un rôle, que ce soit à l’écran ou dans nos propres vies. C’est un film qui hante et interroge, confirmant le talent de son réalisateur pour sonder les apparences et les âmes tourmentées.

