Dans le grand théâtre des adaptations littéraires, il y a celles qui rejouent la partition avec respect, parfois à la note près. Et puis, il y a les autres. Les audacieuses. Celles qui s’emparent du matériau original pour le réinventer, le tordre, le transcender. Gankutsuou fait partie de cette caste rare. En adaptant librement Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas dans un futur halluciné aux parfums de space opera gothique, cette série japonaise signée Mahiro Maeda a tout simplement signé l’un des plus grands coups d’éclat de l’animation moderne.
Un Comte venu d’ailleurs… et du futur
Fini le Paris du XIXe siècle. Gankutsuou nous propulse en l’an 5053, dans un univers où la noblesse se téléporte entre planètes, où les méchas sont monnaie courante, et où les salons de l’aristocratie flottent littéralement dans l’espace. Ce décor, aussi baroque que futuriste, n’est pas un simple gadget esthétique. Il sert de loupe grossissante à la critique sociale de Dumas : la décadence de l’élite, son hypocrisie, sa superficialité… Tout y est, mais amplifié, théâtralisé, sublimé.
Dans ce monde où tout semble possible sauf la rédemption, le Comte de Monte-Cristo revient, plus fascinant que jamais. Sauf qu’ici, il est bien plus qu’un homme blessé par la trahison : il est une créature. Une force surnaturelle. Un être mi-humain, mi-entité cosmique qui a vendu son âme à Gankutsuou, le “roi de la caverne”. Une métaphore ? Pas seulement.
De Dantès à Dracula : la mue du héros tragique
La plus grande réussite de Gankutsuou, c’est d’avoir fusionné deux mythes littéraires sans jamais tomber dans la caricature : Edmond Dantès et Dracula. Car oui, le Comte ici n’est plus seulement animé par la justice. Il est hanté. Possédé. Littéralement dévoré par une entité démoniaque qui le dote d’une richesse infinie, de pouvoirs surnaturels… et d’une aura vampirique glaçante.
Peau bleue, yeux inhumains, sourire carnassier. Charisme toxique, pouvoir de manipulation, solitude abyssale. Il ne boit pas de sang, mais se repaît des ruines émotionnelles de ceux qu’il détruit. C’est un vampire psychique, et Gankutsuou n’a pas peur de le montrer.
En cela, la série creuse plus profondément que Dumas : elle interroge la part d’ombre de la vengeance, ce qu’elle fait à l’âme de celui qui l’incarne. À force de vouloir punir les autres, peut-on encore se sauver soi-même ?
Changement de point de vue, même vertige
Dans Gankutsuou, le Comte n’est pas le héros. Ou du moins, pas le narrateur. C’est Albert de Morcerf, jeune héritier naïf, qui nous sert de guide. Fasciné par le Comte, il incarne le regard de l’innocence sur une tragédie qu’il ne comprend que trop tard. Une inversion maligne qui rappelle Dracula, où le vampire est toujours vu de l’extérieur, comme une énigme.
Ce point de vue décalé nous plonge dans une atmosphère troublante : on admire le Comte, puis on doute, on frissonne, on s’interroge. Est-il encore humain ? Est-il seulement juste ? La série prend le temps d’installer le malaise, avec une lenteur hypnotique qui rend la chute d’autant plus poignante.
Une esthétique qui hypnotise
Mais Gankutsuou, c’est aussi un choc visuel. Un pari esthétique radical : textures numériques appliquées sur les vêtements, motifs animés qui restent fixes pendant que les personnages bougent, ambiance psychédélique inspirée de Klimt et de l’Art nouveau. C’est sublime, déroutant, presque trop parfois… mais toujours signifiant.
Cette surcharge visuelle traduit le vertige des personnages, l’opulence malade de leur monde, l’artificialité de leur société. C’est du grand art au service d’un récit – et non l’inverse. Chaque plan est une fresque. Chaque scène, un tableau mouvant où l’ombre et la lumière dansent.
Une adaptation qui ose, trahit, mais magnifie
Oui, Gankutsuou trahit Dumas. Et c’est tant mieux. Elle ose réécrire l’histoire, changer la fin, injecter du fantastique. Mais jamais gratuitement. Chaque entorse au roman original sert un propos, une vision. En faisant du Comte une créature damnée, la série pousse plus loin la logique de la vengeance jusqu’à l’absurde, jusqu’au néant.
Elle interroge notre rapport à la justice, au pardon, à la transformation. Elle montre que parfois, la métamorphose nous rend méconnaissables – et que tout pouvoir a un prix. Une morale presque christique se dessine : on ne guérit pas la haine par la haine. Et la grandeur d’âme passe peut-être par le renoncement.
Héritage d’un chef-d’œuvre maudit… et magnifique
Vingt ans après, Gankutsuou reste un OVNI. Une œuvre culte, admirée mais trop peu connue. Elle a ouvert la voie à une animation plus audacieuse, plus littéraire, plus expérimentale. Elle a prouvé que l’anime pouvait s’attaquer aux monuments de la littérature occidentale sans trembler, et en sortir grandi.
Et surtout, elle nous a offert un Comte de Monte-Cristo inoubliable : mi-ange, mi-démon, perdu dans un labyrinthe d’étoffes dorées et de souvenirs brûlants. Une figure baroque, gothique, sublime… et tragiquement humaine.
Une adaptation n’a pas besoin d’être fidèle pour être magistrale. Il suffit qu’elle sache où elle va, et qu’elle y aille sans compromis. Gankutsuou ne raconte pas seulement une vengeance : il en révèle le prix. Et c’est bouleversant.


