Le dernier long-métrage du cinéaste britannique s’annonçait comme une fresque monumentale sur l’une des figures les plus complexes et controversées de l’histoire de France. Pourtant, le résultat final laisse une impression mitigée, celle d’un portrait à charge qui, faute de temps et de profondeur, survole son sujet. En choisissant de déconstruire le mythe, le réalisateur livre une œuvre bancale, oscillant entre la satire grinçante et le drame historique, sans jamais véritablement choisir sa voie. Les scènes de bataille, bien que techniquement impressionnantes, peinent à masquer un récit décousu qui se concentre sur les failles de l’homme au détriment de la vision du stratège.
Napoléon par Ridley Scott : une vision décalée
La déconstruction d’une icône
Fidèle à sa réputation de démolisseur de mythes historiques, le metteur en scène s’attaque à la légende napoléonienne avec une intention claire : montrer l’homme derrière l’uniforme, le stratège pétri de doutes et d’angoisses. Le titre de travail initial du projet, Kitbag, en référence à un célèbre dicton militaire, annonçait déjà la couleur. L’ambition n’était pas de célébrer la grandeur de l’empereur, mais d’explorer l’ascension d’un soldat aux origines modestes, dont les rêves de gloire dépassaient de loin sa propre stature. Cette approche iconoclaste vise à démystifier une figure souvent idéalisée, en la présentant sous un jour plus humain, voire pathétique.
Un portrait à contre-courant
Dès les premières scènes, le ton est donné. Le siège de Toulon, premier fait d’armes majeur du jeune général, le dépeint comme un officier en proie à des crises de panique, dont la témérité frôle l’inconscience. Le film multiplie les scènes où le personnage est ridiculisé ou montré dans des situations peu flatteuses : fuyant piteusement lors de son coup d’État du 18 Brumaire, observant une momie avec une curiosité presque infantile en Égypte, ou encore se montrant maladroit et geignard dans l’intimité. Loin de l’image d’Épinal du génie militaire imperturbable, le réalisateur brosse le portrait d’un homme dont l’assurance n’est qu’une façade cachant de profondes insécurités.
Cette vision décalée, bien que pertinente dans son intention de nuancer le personnage, souffre d’un traitement qui frise parfois la caricature. Le film semble hésiter entre la critique psychologique et la comédie burlesque, laissant le spectateur perplexe quant à la véritable nature de cette relecture historique.
Les failles personnelles du personnage principal sont ainsi mises en exergue, souvent pour expliquer ses décisions sur le champ de bataille ou sur la scène politique, créant un lien direct entre ses démons intérieurs et son destin public.
Le petit caporal face à ses démons
Une ambition nourrie par l’insécurité
Le long-métrage suggère que l’insatiable quête de pouvoir de l’empereur est moins le fruit d’une vision politique que la compensation de ses faiblesses personnelles. Chaque conquête, chaque victoire semble être une tentative désespérée de prouver sa valeur, non seulement au monde, mais surtout à lui-même et à sa première épouse. Le film établit un parallèle constant entre ses échecs intimes et ses succès militaires, comme si le chaos du champ de bataille était le seul endroit où il parvenait à trouver un semblant de contrôle. Cette interprétation psychologisante offre un angle d’analyse intéressant, mais elle réduit la complexité du personnage à une simple névrose.
Les facettes d’un homme tourmenté
La performance de l’acteur principal accentue cette vision d’un homme profondément tourmenté. Son interprétation oscille entre des moments de fureur tyrannique et des instants de vulnérabilité presque enfantine. Le film met en lumière plusieurs traits de caractère qui écornent sérieusement la légende :
- Une dépendance affective maladive envers sa femme, qui devient le centre de son univers émotionnel.
- Des réactions souvent puériles et des caprices qui contrastent avec son statut de chef d’État.
- Un manque d’aisance sociale et une maladresse dans ses interactions, loin de l’image du leader charismatique.
- Une tendance à la vantardise pour masquer un complexe d’infériorité tenace.
La guerre comme exutoire
En définitive, le film présente la guerre non pas comme un outil politique, mais comme un exutoire personnel. Les campagnes militaires sont dépeintes comme une fuite en avant, une manière pour le général corse de sublimer ses angoisses et ses frustrations conjugales. Cette perspective, si elle a le mérite de l’originalité, simplifie à l’extrême les motivations d’un des plus grands stratèges de l’histoire et ignore en grande partie le contexte géopolitique complexe de l’époque.
La relation tumultueuse avec son épouse est présentée comme le moteur principal de ses actions, un prisme à travers lequel toutes ses décisions, publiques comme privées, doivent être comprises.
Analyse de la relation Napoléon et Joséphine
Le véritable centre de gravité du film
Plus qu’un biopic militaire, le film se révèle être avant tout le drame d’un couple. La relation entre l’empereur et sa première épouse est le véritable cœur narratif et émotionnel de l’œuvre. Leur dynamique est dépeinte comme une alliance toxique, une passion dévorante faite de manipulation, de trahisons et d’une codépendance destructrice. C’est dans leurs échanges, souvent crus et dénués de romantisme, que le film trouve ses moments les plus forts et les plus convaincants, révélant la fragilité de ces deux êtres que tout oppose.
Une dynamique de pouvoir inversée
Sur le champ de bataille, il commande des armées et fait trembler l’Europe. Mais dans l’intimité, le pouvoir s’inverse. Joséphine, plus âgée, plus expérimentée et socialement plus aguerrie, exerce sur lui une domination psychologique quasi totale. Il apparaît comme un amant maladroit, un mari jaloux et possessif, constamment en quête de son approbation et de son amour. Cette inversion des rôles est l’une des idées les plus intéressantes du film, montrant que le maître de l’Europe était, dans sa vie privée, un homme sous influence.
Une correspondance au cœur du récit
Le scénario s’appuie largement sur la correspondance abondante échangée par le couple. Les lettres, lues en voix off, servent de fil conducteur et permettent de sonder les pensées les plus intimes des deux protagonistes. Elles révèlent un homme à la fois poète et grossier, capable des plus belles déclarations d’amour comme des pires menaces. Cependant, le film prend des libertés avec ces écrits, les sortant parfois de leur contexte pour servir une narration qui privilégie le sensationnel à la rigueur historique.
Malgré l’importance accordée à cette relation, le film peine à la développer de manière satisfaisante, la faute à un montage qui la laisse souvent en suspens pour se tourner vers les champs de bataille, sans pour autant réussir à créer une fresque historique cohérente.
La promesse d’une grande fresque historique
Des batailles techniquement réussies mais narrativement faibles
Le réalisateur est un maître reconnu dans la mise en scène de batailles à grand spectacle, et ce film ne fait pas exception. Les reconstitutions de chocs comme Austerlitz ou Waterloo sont visuellement impressionnantes, brutales et immersives. La caméra plonge le spectateur au cœur de la mêlée, au milieu de la boue, du sang et de la fureur des combats. Cependant, ces morceaux de bravoure apparaissent souvent comme des vignettes déconnectées du reste du récit. Elles manquent de tension dramatique et de clarté stratégique, servant davantage de démonstration technique que de pivot narratif.
Des libertés historiques assumées
Le film ne prétend pas à l’exactitude historique, et les puristes y trouveront de nombreuses raisons de s’offusquer. Les raccourcis et les inventions sont légion, sacrifiant la vérité des faits au profit de l’efficacité dramatique.
| Événement historique clé | Traitement dans le film |
|---|---|
| Campagne d’Égypte | Scène fictive de tirs de canon sur les pyramides de Gizeh. |
| Bataille d’Austerlitz | La noyade de l’armée austro-russe dans les étangs gelés est largement exagérée. |
| Rencontre avec le tsar Alexandre Ier | Dialogue simplifié et anachronique, réduisant la complexité des enjeux diplomatiques. |
| Bataille de Waterloo | La stratégie de la bataille est survolée, se concentrant sur le duel à distance avec Wellington. |
Une narration fragmentée par les ellipses
Couvrir plus de vingt ans d’une vie aussi dense en moins de trois heures est une gageure. Le film procède par une succession d’ellipses temporelles brutales qui nuisent à la fluidité et à la compréhension du récit. Des événements majeurs sont expédiés en quelques secondes, des personnages secondaires apparaissent et disparaissent sans être développés. Cette structure fragmentée donne l’impression d’assister à un résumé des grands moments de la vie de l’empereur plutôt qu’à un véritable récit construit, laissant une sensation d’inachevé.
Ce sentiment d’incomplétude et de survol permanent est sans doute la principale faiblesse d’un projet qui semble avoir été pensé pour un format bien plus long que celui présenté en salles.
Faiblesses et potentiel d’un film inachevé
Un rythme qui dessert le propos
Le principal écueil du film réside dans son rythme effréné et inégal. Les scènes s’enchaînent sans laisser le temps au spectateur de s’imprégner des enjeux ou de s’attacher aux personnages. La narration saute d’une bataille à une scène de chambre, d’une décision politique à une crise de couple, sans transition fluide. Ce montage heurté, s’il traduit peut-être la frénésie de la vie du protagoniste, finit par épuiser et distancer le public. Le film survole des pans entiers de l’histoire, comme la campagne de Russie ou la guerre d’Espagne, réduits à de simples cartons informatifs.
Un scénario qui manque de profondeur
Malgré des idées de départ prometteuses, le scénario de David Scarpa reste en surface. Il esquisse des pistes de réflexion sur la nature du pouvoir, la solitude du chef ou la toxicité amoureuse, mais ne les explore jamais pleinement. Le personnage principal est défini par ses excentricités et sa relation avec son épouse, tandis que sa dimension de réformateur, de législateur et de bâtisseur d’État est presque totalement occultée. Le film se contente de juxtaposer des anecdotes sans parvenir à tisser un propos cohérent et profond sur son sujet.
Un potentiel frustrant
Derrière ses défauts évidents, le film recèle un potentiel indéniable. L’idée de présenter une icône historique sous un angle aussi peu flatteur est audacieuse. La performance habitée de l’acteur principal, la beauté formelle de la photographie et la puissance de certaines scènes prouvent que le projet avait les moyens de ses ambitions. C’est précisément ce potentiel gâché qui génère le plus de frustration, car on entrevoit constamment le grand film que Napoléon aurait pu être s’il avait eu l’espace nécessaire pour développer ses thématiques et ses personnages.
L’espoir de voir ce potentiel enfin réalisé repose désormais sur une version plus longue, annoncée par le cinéaste lui-même, qui pourrait corriger les lacunes de la version cinéma.
Vers une version Director’s Cut espérée
La promesse d’une œuvre complète
Le réalisateur a confirmé l’existence d’une version longue de plus de quatre heures, destinée à une plateforme de streaming. Cette annonce n’est pas une surprise, tant le film sorti en salles semble avoir été amputé de nombreuses scènes. Cette Director’s Cut est attendue comme la version définitive de l’œuvre, celle qui permettra enfin de juger le projet dans sa globalité et de comprendre la vision initiale du metteur en scène. C’est un modèle de distribution de plus en plus courant pour ce type de production à grand budget.
Les attentes des spectateurs et des critiques
L’espoir est grand que cette version longue vienne combler les manques du montage cinéma. Les attentes se concentrent sur plusieurs points qui pourraient transformer radicalement l’expérience :
- Un meilleur développement des personnages secondaires, aujourd’hui réduits à de simples silhouettes.
- Davantage de contexte politique pour mieux comprendre les décisions stratégiques et les alliances.
- Des transitions plus fluides entre les différentes périodes de la vie de l’empereur.
- Une exploration plus approfondie de la relation complexe et évolutive avec Joséphine.
Un cinéaste coutumier du fait
Ce ne serait pas la première fois que le réalisateur britannique livre une version longue bien supérieure à celle exploitée en salles. L’exemple le plus célèbre reste son film sur les croisades, dont la Director’s Cut est unanimement considérée comme un chef-d’œuvre, là où la version cinéma était jugée décevante et confuse. Cet antécédent positif alimente l’espoir que le même traitement puisse sauver ce biopic de ses défauts et lui donner enfin l’ampleur et la cohérence qui lui manquent cruellement.
En définitive, le film apparaît comme une œuvre ambitieuse mais profondément frustrante dans sa version actuelle. Porté par l’idée audacieuse de dépeindre un mythe historique dans toute sa trivialité et sa fragilité, le long-métrage se perd dans un récit trop rapide et elliptique. Si les batailles impressionnent et que la relation centrale intrigue, l’ensemble manque de la profondeur et de la cohésion nécessaires pour convaincre. Le véritable jugement sur cette relecture de la vie de l’empereur est donc suspendu à la sortie de sa version longue, qui seule pourra peut-être révéler la fresque magistrale que le cinéaste avait en tête.


