Œuvre culte, film maudit, comédie horrifique ou pamphlet anarchiste ? “La Cité de l’indicible peur” est un objet cinématographique non identifié qui, des décennies après sa sortie, continue de fasciner et de dérouter. Plongée dans un village d’Auvergne où une bête mystérieuse sème la terreur, cette farce macabre est bien plus qu’une simple parodie de film de monstre. C’est une charge au vitriol contre la bêtise humaine, la province recroquevillée sur ses secrets et l’autorité sous toutes ses formes. Porté par un cinéaste iconoclaste et un acteur principal à contre-emploi, le film déploie un univers où le grotesque côtoie le sublime, où le rire naît de l’angoisse, faisant de cette œuvre un cas d’école, peut-être le film le plus fou du cinéma français.
L’univers unique de Jean-Pierre Mocky
Le cinéma de Jean-Pierre Mocky est avant tout celui de la liberté. Une liberté de ton, de style et de production qui lui a permis de construire une filmographie totalement singulière, en marge des circuits traditionnels. “La Cité de l’indicible peur” est sans doute l’un des exemples les plus éclatants de cette démarche frondeuse et inclassable.
Un cinéaste pamphlétaire
Loin des conventions et du bon goût, le réalisateur s’est toujours positionné comme un agitateur, un poil à gratter du cinéma français. Ses films sont des pamphlets, des critiques acerbes des mœurs de son temps. Il y dénonce avec une joie féroce l’hypocrisie bourgeoise, la corruption des élites, la veulerie des petites gens et la stupidité des institutions. Son style est direct, parfois jusqu’à la caricature, utilisant l’exagération et le grotesque pour mieux frapper les esprits et dénoncer les travers de la société. Il ne cherche pas à plaire, mais à provoquer, à secouer le spectateur dans ses certitudes.
Un style visuel reconnaissable
La “patte” Mocky, c’est aussi un style visuel brut, souvent réalisé avec des moyens limités mais une inventivité débordante. Il privilégie les décors naturels, les “gueules” aux physiques atypiques plutôt que les jeunes premiers, et une mise en scène qui va droit au but. Dans “La Cité de l’indicible peur”, ce style se marie étrangement à une photographie très travaillée, créant un contraste saisissant entre le réalisme trivial des situations et l’esthétique presque onirique de l’image. Cette dualité est au cœur de son cinéma : un ancrage dans le réel pour mieux le dynamiter de l’intérieur.
Cet univers si particulier ne pourrait exister sans les comédiens qui le peuplent, à commencer par son acteur principal, figure emblématique du cinéma populaire français, ici entraîné sur des sentiers totalement inattendus.
Un casting inoubliable avec Bourvil
La réussite du film doit énormément à sa distribution, et en particulier à son acteur principal. En choisissant une des figures les plus aimées du public français pour incarner son héros maladroit, le réalisateur opère un détournement génial qui sert admirablement son propos.
Bourvil en inspecteur gaffeur
Le rôle de l’inspecteur Simon Triquet, policier naïf et un peu simplet envoyé dans un village de fous, semble taillé sur mesure pour lui. Pourtant, le cinéaste pousse le curseur bien plus loin que ses rôles habituels. Triquet n’est pas seulement un gentil benêt ; il est le révélateur de la folie ambiante. Sa gaucherie et son incompréhension face aux événements mettent en lumière l’absurdité et la méchanceté des autres personnages. C’est un contre-emploi subtil, où l’acteur conserve sa bonhomie légendaire tout en l’immergeant dans un univers noir et cynique. Sa performance ancre le film dans une forme de réalisme qui rend la folie environnante encore plus inquiétante.
Une galerie de personnages secondaires hauts en couleur
Autour de lui gravite une pléiade de seconds rôles truculents, typiques du cinéma de Mocky. Chaque habitant du village est une caricature, un concentré de bassesse et de ridicule. On y trouve :
- Le pharmacien vénal et lubrique.
- Le maire lâche et dépassé par les événements.
- Les notables du village, plus préoccupés par leurs petits secrets que par le monstre qui rôde.
- Des villageois alcooliques et superstitieux.
Cette cour des miracles forme un microcosme de la société française, une comédie humaine grinçante où chaque personnage est à la fois drôle et pathétique. Leurs interactions, souvent explosives, sont le moteur comique et critique du film.
Cette humanité dépeinte avec une cruauté jubilatoire est confrontée à des éléments qui dépassent l’entendement, propulsant le récit bien au-delà de la simple comédie de mœurs.
Des monstres aux robots tueurs : les ingrédients du fantastique
Là où le film bascule dans une autre dimension, c’est par son mélange audacieux et totalement décomplexé des genres. Il commence comme une enquête policière teintée de fantastique pour finir en quasi-science-fiction, sans jamais se soucier de la vraisemblance.
Une créature de légende
La menace initiale est une “bête” qui éviscère le bétail et terrifie les habitants. Cette figure, qui évoque bien sûr la bête du Gévaudan, ancre le récit dans le folklore et les peurs ancestrales. Le monstre, dont on ne voit que les effets sanglants pendant une grande partie du film, fonctionne comme un catalyseur. Il ne fait pas que tuer ; il révèle la vraie nature monstrueuse des habitants, leur égoïsme et leur violence latente. Le fantastique sert ici de miroir grossissant des tares humaines.
Le basculement vers la science-fiction
Le coup de génie du film est son twist final. Sans rien dévoiler, disons simplement que l’explication derrière les meurtres abandonne complètement le registre du fantastique gothique pour une résolution digne d’un roman de science-fiction de l’époque. Cette rupture de ton est si brutale et inattendue qu’elle en devient géniale. Le réalisateur s’amuse à déconstruire les attentes du spectateur, prouvant que la plus grande folie n’est pas celle que l’on croit. Ce mélange improbable est la signature d’un film qui refuse toutes les étiquettes.
Comparaison des éléments fantastiques
Élément | Genre associé | Fonction dans le récit |
---|---|---|
La Bête mystérieuse | Fantastique / Horreur gothique | Révélateur de la sauvagerie des habitants |
Le Robot tueur | Science-Fiction | Rupture narrative et critique de la modernité |
Ce cocktail détonnant de genres n’est pas un simple jeu formel ; il est au service d’un propos bien plus profond sur la société.
Critique sociale et humour absurde
Sous ses allures de série B déjantée, “La Cité de l’indicible peur” est une satire sociale d’une férocité rare. L’humour, omniprésent, n’est jamais gratuit. Il est l’arme utilisée pour dénoncer une société gangrenée par la bêtise et l’hypocrisie.
Le village comme microcosme
Le village de Salers n’est pas juste un décor. Il est le personnage principal, un huis clos à ciel ouvert où toutes les passions humaines sont exacerbées. Le réalisateur y dépeint une France rurale arriérée, rongée par l’alcoolisme, la superstition et les secrets de famille. Les notables, le curé, le gendarme : toutes les figures d’autorité sont tournées en dérision, montrées comme étant soit incompétentes, soit corrompues. C’est une vision au vitriol de la France profonde, loin de l’imagerie d’Épinal. Le monstre extérieur est finalement bien moins effrayant que la monstruosité intérieure des habitants.
L’absurde comme outil de dénonciation
L’humour du film naît du décalage permanent entre la gravité des événements (des meurtres atroces) et la réaction absurde des personnages. Les dialogues sont percutants, remplis de répliques cultes qui soulignent le ridicule des situations. Cet humour absurde, parfois proche du surréalisme, permet de faire passer une critique virulente sans jamais tomber dans le discours moralisateur. En riant de ces personnages pitoyables, le spectateur rit aussi de ses propres travers et de ceux de la société. C’est un rire qui grince, un rire intelligent et subversif.
Cette satire corrosive est magnifiée par une direction artistique qui transforme le cadre naturel en un véritable théâtre de l’angoisse et du ridicule.
La photographie de Eugen Schüfftan : un cadre visuel puissant
On ne peut évoquer la puissance visuelle du film sans rendre hommage à son directeur de la photographie, Eugen Schüfftan. Figure légendaire du cinéma, son travail sur “La Cité de l’indicible peur” confère au film une atmosphère unique, à la lisière du cauchemar et du conte de fées macabre.
Un héritage de l’expressionnisme allemand
Collaborateur de Fritz Lang sur “Metropolis”, Schüfftan apporte avec lui tout l’héritage de l’expressionnisme allemand. Son utilisation magistrale du noir et blanc, des contrastes violents et des ombres portées crée un sentiment d’oppression et de menace constant. Les ruelles sombres du village de Salers, ses maisons de pierre austères et ses paysages brumeux deviennent sous son objectif des décors quasi fantastiques. Chaque plan est composé comme un tableau, où la lumière sculpte les visages et les architectures pour en révéler la part d’ombre.
Salers, un écrin gothique
Le choix du village de Salers, dans le Cantal, est une idée de génie. Avec son architecture médiévale remarquablement préservée, le lieu offre un décor naturel d’une puissance évocatrice rare. Schüfftan sublime cette toile de fond. La pierre volcanique sombre des bâtiments, filmée dans un noir et blanc très contrasté, donne l’impression d’une ville maudite, hors du temps. Le décor n’est plus seulement un cadre, il devient un acteur à part entière du drame, un labyrinthe de pierre qui emprisonne les personnages dans leur propre folie.
Cette esthétique si particulière, à la fois gothique et expressionniste, n’est pas sans rappeler les sources d’inspiration littéraires qui irriguent l’ensemble du film.
L’influence littéraire de Jean Ray et la tradition gothique
Le film est une adaptation libre du roman “La Grande Frousse” de Jean Ray, pseudonyme de l’écrivain belge Raymundus Joannes de Kremer. En puisant dans l’œuvre de cet auteur majeur du fantastique, le cinéaste s’inscrit dans une tradition littéraire riche et singulière.
Le “réalisme magique” à la belge
Jean Ray est le maître d’un genre qu’on pourrait qualifier de “fantastique réel”. Ses récits, comme le célèbre “Malpertuis”, ancrent des événements surnaturels et angoissants dans un quotidien trivial et réaliste, souvent celui de la Flandre ou des ports de la mer du Nord. Cette approche, où l’étrange surgit au coin de la rue, se retrouve pleinement dans le film. Le réalisateur transpose cette méthode à la campagne auvergnate : les dialogues crus, les personnages de “poivrots” et les situations prosaïques côtoient une peur surnaturelle, créant un mélange des tons typique de l’écrivain.
Une relecture irrévérencieuse
Si le film s’inspire de l’atmosphère et de la trame du roman, il le fait avec l’irrévérence qui caractérise son réalisateur. Il conserve l’idée d’une menace ancienne pesant sur une communauté isolée mais y injecte sa propre vision satirique et anarchiste. Là où le roman de Jean Ray est empreint d’une mélancolie et d’une angoisse existentielle profondes, le film choisit la voie de la farce macabre et de la critique sociale frontale. C’est moins une adaptation fidèle qu’un dialogue créatif et subversif avec l’œuvre originale, la tirant vers un territoire purement cinématographique et personnel.
En définitive, “La Cité de l’indicible peur” est un film inclassable, une œuvre protéiforme qui refuse les étiquettes. C’est à la fois une comédie grinçante, un film d’épouvante parodique, une satire sociale féroce et un objet visuel fascinant. La vision unique de son réalisateur, la performance mémorable de son casting, son audacieux mélange des genres et sa photographie expressionniste en font une expérience cinématographique unique. Le film demeure un sommet de liberté créative, un pavé dans la mare du cinéma français bien-pensant et une preuve éclatante que la folie à l’écran peut être le chemin le plus court vers la plus grande des lucidités.